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La qualité de bénéficiaire effectif : une condition autonome face à la répression des abus de droit

Le reversement quasi immédiat des dividendes à son associé unique et l’absence d’activités économiques significatives de la société mère constituent un indice fort de l’absence de qualité de bénéficiaire effectif

Categorie
Droit fiscal des entreprises
Date
15.11.24

La décision du Conseil d’État du 8 novembre 2024 (n° 471147) illustre avec rigueur les enjeux liés à la retenue à la source (RAS) sur les dividendes transfrontaliers, en particulier lorsqu'il s'agit de déterminer si le bénéficiaire des revenus peut se prévaloir des exonérations ou réductions de RAS prévues par les textes fiscaux nationaux, européens et internationaux. Saisie d’un pourvoi formé par la société Foncière Vélizy Rose, l’affaire soulève des questions essentielles sur l’articulation entre le droit fiscal interne, les conventions fiscales bilatérales et le droit de l’Union européenne.

Cette affaire portait sur un acompte sur dividendes de 3,6 millions d’euros versé par une filiale française à sa société mère luxembourgeoise. L’administration fiscale avait contesté l’exonération, arguant que la société luxembourgeoise, ayant immédiatement reversé ces fonds à son associé unique, ne pouvait être qualifiée de bénéficiaire effectif.

Le Conseil d’État confirme que le reversement quasi immédiat des dividendes à son associé unique et l’absence d’activités économiques significatives de la société mère constituent un indice fort de l’absence de qualité de bénéficiaire effectif (BE). Il a rappelé que l’exonération prévue par l’article 119 ter du Code général des impôts (CGI) nécessite une démonstration claire de la qualité de bénéficiaire effectif, en cohérence avec les objectifs des directives européennes et des conventions fiscales internationales.

À travers cette décision, le Conseil d’État clarifie trois points majeurs : d’abord, l’autonomie du contrôle de la qualité de BE par rapport à la procédure de répression des abus de droit ; ensuite, la conformité des règles françaises avec les libertés fondamentales européennes, en particulier la liberté d’établissement ; enfin, l’interprétation téléologique des conventions fiscales, qui permet d’y intégrer les principes directeurs du modèle OCDE même en l’absence de stipulations explicites.

Ces réflexions visent à analyser schématiquement cette décision sous l’angle des règles applicables, des arguments soulevés par la société requérante et des apports jurisprudentiels du Conseil d’État, tout en mettant en lumière ses implications pratiques pour les acteurs économiques opérant dans un contexte transfrontalier.

1. Les règles de droit interne et leur articulation avec le droit européen

Le régime de la retenue à la source (RAS) sur les dividendes de source française versés à des sociétés mères non résidentes repose sur les dispositions combinées des articles 119 bis et 119 ter du code général des impôts (CGI), transposant en droit interne la directive 90/435/CEE du 23 juillet 1990, dite « directive mère-fille ».

  • Principe général (article 119 bis, 2 du CGI) : Les dividendes versés à des bénéficiaires n'ayant ni domicile fiscal ni siège en France sont soumis à une RAS (au taux de 30 % pour l'année du litige), sauf si une disposition conventionnelle ou légale prévoit une exonération ou une réduction de ce taux.
  • Exception d’exonération (article 119 ter du CGI) : Une exonération de la RAS est prévue lorsque certaines conditions sont remplies, parmi lesquelles :
    1. Le bénéficiaire des dividendes est une société mère située dans un État membre de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen, sous réserve de l’existence d’un accord d’assistance administrative contre la fraude.
    2. Cette société justifie être le bénéficiaire effectif (BE) des dividendes.

Ce dispositif, conforme aux objectifs de la directive mère-fille, vise à éviter la double imposition des dividendes intra-groupe tout en empêchant les abus fiscaux.

2. Contestation du recours implicite à la répression de l'abus de droit

La société requérante arguait que l’administration fiscale, en contestant la qualité de BE de la société luxembourgeoise VRI, avait implicitement recouru à la procédure de répression des abus de droit prévue à l’article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF) sans respecter les garanties procédurales associées.

  • Article L. 64 du LPF : Cet article permet à l’administration d’écarter les actes constituant des montages fictifs ou purement motivés par des objectifs d’évasion fiscale. Lorsqu’elle invoque cet abus, elle doit respecter des garanties procédurales essentielles, notamment :
    • L’information préalable du contribuable sur le recours à cette procédure ;
    • La consultation du comité de l’abus de droit fiscal.
  • Position du Conseil d’État : Le Conseil d'État rejette cet argument en affirmant que la remise en cause de la qualité de BE ne constitue pas un recours implicite à l’article L. 64 du LPF. L’administration fiscale s’est contentée d’appliquer les conditions de l’article 119 ter du CGI, sans écarter aucun acte juridique. Par conséquent, elle n’était pas tenue de respecter les garanties procédurales spécifiques prévues pour la répression des abus de droit.

Cette clarification renforce l’autonomie de la notion de BE, en la distinguant des concepts de montage fictif ou d’abus de droit.

3. Contestation d’une atteinte à la liberté d’établissement

La société requérante soutenait également que les articles 119 bis et 119 ter du CGI portaient atteinte à la liberté d’établissement (articles 49 et 54 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne - TFUE), en imposant aux sociétés mères non résidentes des conditions plus restrictives que celles applicables aux distributions entre sociétés françaises sous le régime mère-fille des articles 145 et 216 du CGI.

  • Référence à la jurisprudence européenne : Le Conseil d’État s’appuie sur les arrêts de la CJUE du 26 février 2019, Skatteministeriet contre T Danmark et Y Denmark Aps (C-116/16 et C-117/16). Ces décisions confirment que la qualité de BE est une condition essentielle pour bénéficier de l’exonération de la RAS prévue par la directive mère-fille.
  • Analyse du Conseil d'État : Le Conseil d'État considère que la condition de BE appliquée aux distributions transfrontalières est inhérente aux mécanismes d’imposition et conforme aux objectifs de la directive. La différence de traitement entre distributions domestiques et transfrontalières ne constitue pas une discrimination, ces situations étant différentes par nature.

De plus, la filiale distributrice en France, bien que redevable de la RAS, peut demander la restitution de l’imposition pour le compte de la société mère non résidente, ce qui ne crée pas de charge injustifiée.

4. Application des conventions fiscales bilatérales

Enfin, la société requérante invoquait les stipulations des conventions fiscales franco-luxembourgeoise et franco-allemande, qui prévoient des taux réduits de RAS sur les dividendes sans mention explicite de la condition de BE.

  • Absence de clause explicite dans les conventions : Ces conventions, antérieures à l’introduction de la clause de BE dans le modèle OCDE de 1977, ne mentionnent pas cette exigence.
  • Position du Conseil d'État : Le Conseil d’État juge que l’absence de clause expresse ne fait pas obstacle à l’application du critère de BE. Il interprète les conventions à la lumière de leur objectif général de lutte contre les abus fiscaux, refusant une lecture littérale. Ainsi, seuls les bénéficiaires effectifs des dividendes peuvent prétendre au taux réduit.

Cette position confirme la prééminence des principes directeurs du modèle OCDE sur les stipulations textuelles des conventions fiscales anciennes.

En conclusion

Cette décision réaffirme plusieurs principes fondamentaux en matière de fiscalité internationale :

  1. Primauté de la notion de bénéficiaire effectif : La qualité de BE est essentielle pour bénéficier des exonérations prévues par la directive mère-fille et les conventions fiscales, renforçant la lutte contre les abus.
  2. Autonomie du contrôle de la qualité de BE : Ce contrôle n’implique pas un recours à la procédure d’abus de droit, ce qui facilite l’action de l’administration fiscale.
  3. Interprétation téléologique des conventions fiscales : Le Conseil d'État privilégie une lecture conforme aux objectifs de lutte contre l’évasion fiscale, au détriment d’une interprétation stricte.

Cette décision offre une sécurité juridique aux administrations fiscales dans la gestion des flux transfrontaliers, tout en rappelant aux contribuables l’importance de structurer leurs opérations conformément aux règles de fond et de substance économique.